25
Les cinq hommes avaient débarqué à un endroit désert de la côte égyptienne d’où leur bateau s’était aussitôt éloigné. Puis, au lieu de prendre le chemin de Saïs, ils s’étaient écartés de la frange verte du Delta afin de s’engager dans le désert. Munis de cartes approximatives indiquant un certain nombre de points d’eau, ils espéraient éviter tout affrontement sur le long trajet qui les mènerait jusqu’à la province de Thèbes.
À plusieurs reprises, ils faillirent être interceptés soit par des patrouilles hyksos, soit par des nomades, soit par des caravanes. À mi-chemin de leur destination, ils craignirent de mourir de soif, car l’un des puits annoncés était à sec. Il leur fallut se rapprocher de la zone des cultures, voler des fruits et des outres d’eau dans une ferme.
Deux d’entre eux ne survécurent pas. Le premier s’effondra, épuisé ; le second succomba à la morsure d’un cobra. Si les trois derniers n’avaient pas été des fantassins bien entraînés, habitués à se déplacer en milieu hostile, ils ne seraient pas parvenus à surmonter une épreuve qu’ils n’imaginaient pas aussi rude.
À moins d’une heure de marche de la base militaire de Thèbes, ils se heurtèrent aux gardes égyptiens.
À bout de forces, amaigris, ils tombèrent à genoux dans le sable.
— Nous venons de l’île de Crète, déclara l’un d’eux, et nous sommes porteurs d’un message pour la reine Ahotep.
Le chancelier Néshi avait interrogé séparément les trois hommes qui se disaient envoyés de Minos le Grand. Comme leurs récits concordaient, il accepta leur requête.
Lavés, rasés, nourris, vêtus de pagnes neufs et encadrés par plusieurs soldats, ils furent introduits dans une petite salle du palais de Thèbes où la reine et le pharaon Amosé étudiaient un rapport d’Héray sur les services d’intendance de l’armée.
— Je suis le commandant Linas, déclara un barbu au visage carré, et je ne parlerai qu’à la reine d’Égypte.
— Toi et tes deux compagnons, inclinez-vous devant Pharaon, ordonna Ahotep.
Son autorité était telle que les trois Crétois obéirent.
— Pourquoi ce long voyage ? demanda-t-elle.
— Majesté, le message du roi de Crète est strictement confidentiel, et…
— Mes gardes vont ramener tes amis dans leur chambre. Toi, tu restes. Le pharaon et moi t’écoutons.
Linas, qui avait l’habitude de commander, sentit qu’il valait mieux ne pas déplaire à cette femme.
— Minos le Grand m’a chargé de vous inviter à venir en Crète, Majesté. Il souhaite s’entretenir avec vous de projets aussi importants pour votre pays que pour le nôtre.
— Quels projets ?
— Je l’ignore.
— N’es-tu porteur d’aucun document écrit ?
— D’aucun, Majesté.
— Pourquoi irais-je me livrer à l’un des principaux alliés des Hyksos ?
— En raison des lois d’hospitalité qui régissent la Crète, vous ne courez aucun danger. Chez nous, un hôte est sacré. Minos le Grand vous réservera un accueil digne de votre rang et, quelle que soit l’issue de l’entretien, vous repartirez libre et indemne.
— Comment peux-tu t’en porter garant ?
— Je ne suis pas seulement commandant dans l’armée crétoise mais aussi le plus jeune fils de Minos le Grand. Bien entendu, je demeurerai à Thèbes jusqu’à votre retour.
Le chancelier Néshi, le ministre de l’Économie Héray et l’intendant Qaris partageaient le même avis : cette invitation était un piège grossier tendu par l’empereur pour attirer la reine Ahotep en territoire ennemi et s’emparer d’elle. La seule réponse possible consistait à renvoyer en Crète le fils de Minos le Grand et ses acolytes.
— Et si le souverain de la grande île était sincère ? avança la reine. La Crète supporte mal la domination hyksos. Son peuple est fier, sa culture riche et ancestrale. Ses rapports avec l’Égypte ont toujours été excellents car les pharaons, à la différence d’Apophis, ne cherchaient pas à la coloniser.
— Certes, Majesté, intervint Néshi, mais la situation actuelle…
— Justement, cette situation n’est pas du tout favorable à la Crète ! Supposons que Minos le Grand redoute d’être attaqué et renversé. Supposons qu’il soupçonne Apophis de vouloir dévaster son île. Que lui reste-t-il comme solution, sinon une alliance contre les Hyksos ? Malgré ses innombrables tentatives de désinformation, Apophis n’a pas réussi à occulter notre combat. L’écho de nos succès, si minime soit-il, est parvenu jusqu’à Cnossos. Aujourd’hui, Minos le Grand sait que les Hyksos ne sont plus invincibles. Si la Crète se révolte, d’autres pays asservis l’imiteront, et l’empire se désagrégera de l’intérieur. Le destin nous offre une chance inespérée qu’il faut saisir.
Le raisonnement d’Ahotep était séduisant. Mais le vieil intendant Qaris refusa de s’enthousiasmer.
— Si Minos le Grand est un monarque intelligent et rusé, il aura souhaité cette analyse, et le piège n’en est que mieux tendu ! Je vois là une nouvelle marque de la perversité d’Apophis. Comme il ne réussit pas à vous supprimer, il utilise les services d’un fidèle vassal qui vous fait miroiter un espoir fou.
— La voix de Qaris est celle de la raison, approuva Héray.
— Depuis l’instant où j’ai décidé de lutter contre les Hyksos, rappela la reine, je ne l’ai jamais écoutée. Et vous savez tous que nous ne gagnerons pas cette guerre sans prendre des risques. Cette invitation est le signe que j’espérais.
Qaris se tourna vers Amosé.
— Puis-je demander au pharaon de persuader la reine de renoncer ?
— Si vous disparaissez, mère, déclara le roi avec gravité, que deviendrons-nous ?
— Tu as été rituellement couronné et tu règnes sur l’Égypte, Amosé. Dans un premier temps, tu te rendras au Port-de-Kamès, notre base militaire la plus avancée, et tu continueras à soutenir la résistance de Memphis de sorte que seul le Delta soit encore un territoire sûr pour les Hyksos. Et tu attendras les résultats de mon entrevue avec Minos le Grand, tout en faisant construire de nouveaux bateaux. Si je suis tombée dans un piège, Apophis ne manquera pas de s’en vanter, et tu devras alors l’affronter. Si, au contraire, le roi de Crète accepte d’être notre allié, nous serons en position de force.
— Dois-je comprendre, mère, que votre décision est prise ?
Ahotep eut ce sourire qui charmait les contestataires les plus rugueux.
— Je l’ai prise parce que je te sais capable de gouverner, Amosé.
Amosé savait, lui, que la disparition de la Reine Liberté serait bien pire qu’un revers militaire. Mais personne ne convaincrait Ahotep de changer d’avis.
— J’ai toujours approuvé vos initiatives, Majesté, rappela le chancelier Néshi, mais vous devez renoncer à celle-là pour un simple motif : vous rendre en Crète est impossible. En effet, il vous faudrait traverser la Moyenne-Égypte, puis le Delta entièrement aux mains des Hyksos, enfin trouver un bateau avec un équipage expérimenté !
— Il existe un autre itinéraire, celui qu’ont emprunté les trois Crétois pour parvenir jusqu’à nous.
— Les pistes du désert… Un trajet harassant et dangereux !
— L’expédition comprendra des marins égyptiens et les deux compagnons du fils de Minos le Grand qui nous fourniront de précieuses indications. Quant au bateau, nous le transporterons en pièces détachées et nous l’assemblerons à l’endroit de la côte d’où nous partirons.
— Majesté, ce projet… ce projet…
— Je sais, chancelier : il est déraisonnable. Mais imagine que je réussisse !
Un seul détail contrariait Ahotep : que l’espion de l’empereur soit informé et mette un terme prématuré à son voyage en provoquant l’intervention des Hyksos.